mardi 26 juin 2012

Danse et sida : Sortir du silence et de la honte

TEXTE PARU INITIALEMENT EN JUILLET 1998, puis le 15 janvier 2008.

Lire le Post-Scriptum
Un jeune danseur et chorégraphe est mort il y a quelques semaines à Montpellier. Il était gay et séropositif. Nous le nommerons Julien.

Ce cas individuel pose des problèmes plus généraux : la famille s’est opposée à ce que soit rendue publique la raison de la mort du jeune homme (le sida). Pourquoi ? Dans leur esprit, séropo signifie forcément gay. Et c’est pour eux une double honte. La mère a ainsi fait jurer à celle que nous nommerons Julie, danseuse et chorégraphe, une jeune femme très proche amie du créateur, que personne ne révèle(ra) publiquement la cause du décès.

La honte est telle que le père ne sait pas de quoi est décédé son fils. Il est maçon, et, selon la mère, « il ne peut pas aller au chantier avec ce poids là ». Julie aurait pourtant voulu rendre un hommage au disparu à l’occasion d’une manifestation artistique. Julien avait « une certaine militance » (toutes les expressions entre guillemets sont de la jeune femme). Ainsi, il donnait des stages à des malades du sida. Il est même mort le mois où il devait animer un nouveau stage… La manifestation-hommage prévue par Julie aurait associé ces malades, et aurait constitué un acte de militance. La cause de la mort aurait été abordée, Julie parlant du combat de Julien pour exercer son art, même sous chimiothérapie. Elle aurait dit qu’il n’a pas baissé les bras : « Jusqu’au bout, il s’est battu comme il voulait le faire » ; « Le départ de Julien est comme un fil coupé ».

Or, le veto de la famille n’a pas rendu cette initiative possible. L’opposition de la mère a même « coupé les jambes » de Julie. Elle « a coupé tout argument » (la parole devenant interdite, au double sens du terme).

La jeune femme a consulté autour d’elle des professionnels du milieu où évoluait le garçon. Tous ont répondu : il faut respecter la douleur de la famille. Cette position pose problème. Il faut savoir si nous voulons vivre dans une culture de la parole possible, même dans les situations les plus difficiles, ou si nous voulons nous soumettre à ce qu’il est possible de voir comme un chantage affectif. La douleur comme seul "argument", pour faire plier tout refus ou réserve(s). Comme si la douleur devait imposer le silence autour d’elle. Comme si elle avait toujours raison.

Devons-nous donc rester muets ? Non. Dans des situations similaires, d’autres savent respecter le mort.

Cette attitude a réactivé chez moi une question que je me posais il y a un an à l’occasion du décès d’un proche (suicide). Je me demandais alors ce qu’était un enterrement. Etait-ce un accompagnement modeste et respectueux du mort (et de ce qu’il était vivant) jusqu’à "sa dernière demeure" (en l’espèce, le cimetière), ou une tentative de la famille (et pourquoi pas des proches) de s’approprier en partie la mémoire du disparu dans une attitude de reconstruction fantasmée de sa mémoire, gommant tout ce qui gène de ce qu’il était vivant. En fait, célèbre-t-on le mort, ou le vivant (notre mémoire de l’autre vivant) ? Cette situation douloureuse pose une autre question : à qui appartient un mort (et singulièrement, sa mémoire) ? A la famille ? Ses ami(e)s constituent aussi une famille, qui peut être humainement bien plus importante. Il ne s’agit pas d’être "contre" ceux qui seraient "pour" la famille, dans une opposition caricaturale et absurde. Mais simplement d’indiquer la possibilité, voir la nécessité, de mettre des gardes-fous à cette autorité. Il n’y a rien de choquant à écrire cela. La famille n’est pas un veau d’or devant lequel nous dev(ri)ons nous agenouiller, même si la famille sait que la loi lui donne tout pouvoir (ici, la mort a été inattendue, subite, et le disparu n’a laissé aucune indication ; pas de testament (1)). Le droit ne laisse pas vraiment de place aux autres, aux ami(e)s. La question est délicate : jusqu’où une famille peut s’approprier la mémoire d’un disparu ? Rappelons que, de par sa profession, Julien était un personnage public (faudrait-il dire, alors, que sa création "appartient" au domaine public, et sa vie privée à la famille ? Je ne pense pas ; la limite entre les deux domaines n’est pas aussi simple que l’on pourrait le penser, et l’on n’est pas uniquement un artiste).

Je me souviens du titre d’un morceau du groupe de rock Talking Heads :Memories Can’t Wait… (Les souvenirs ne peuvent pas attendre). On peut aussi indiquer que la maman du jeune danseur et chorégraphe Régis Huvier, qui est décédé dans des conditions "proches" (même sexualité, et même origine de la mort) a choisi l’attitude inverse, de partage et d’échange avec les ami(e)s de son fils. D’une côté, l’échange et la parole. De l’autre, la honte et le silence.

Dans une autre mort tragique récente, mais à l’origine différente, le suicide de l’acteur Simon de La Brosse à 33 ans, la cause de la disparition n’a pas été dissimulée. Pourquoi y aurait-il des causes de mort avouables, et d’autres pas ? Nous pouvons aimer/respecter (autant) Simon en connaissant la cause de sa mort.

La liste est longue des comportements contestables des familles (nous le savons tous), et de tout ce qu’elles sont capables de faire pour conserver le contrôle/pouvoir sur leur progéniture.

La position de la famille, ainsi que celle de l’entourage professionnel qui n’a pas été très brillant, a renvoyé cette mort au secret de la censure. Ainsi privée de tout caractère public, cette disparition devient pour Julie une question « personnelle », « intime » (opposition privé/public ; dans la conception "bourgeoise", la douleur, c’est privé ; or, la mort de cet artiste n’est pas une pure situation privée, mais constitue une affaire politique, publique (on peut ici définir « politique » dans son sens d’origine : la vie dans la cité)).

Act Up-Paris a écrit : « Donner une visibilité au sida, donner une visibilité aux séropositifs et aux malades a été le premier objectif politique d’Act Up lors de sa création tant à New York [1987] qu’à Paris [1989] : parce que c’est à la faveur d’une conspiration du silence que le virus continuait et continue de se répandre et que ceux qu’il touche étaient et sont encore abandonnés à la mort, à une mort qu’on voudrait honteuse ». (2). Presque 10 ans plus tard, la honte nous étouffe encore.
Fabien Rivière ©
(1) Il n’existe pas d’obligations légales de rédiger un testament. Cependant, pour se prémunir de possibles contestations des héritiers légaux, il est vivement conseillé de rédiger un testament auprès d’un notaire ; devant témoin, avec une attestation indiquant que la personne est saine d’esprit.
(2) « Le sida, combien de divisions ? », par Act Up-Paris, Ed. Dagorno [Paris], p. 207, 1994.

P.-S.

* Texte publié initialement en juillet 1998. Il demeure pourtant d’actualité : d’une part, le festival Montpellier Danse 07 a consacré une journée de réflexion à la maladie, intitulée « Ce que le sida a fait à la danse. Ce que la danse a fait du sida » (voir notre « GRANDEUR ET DÉCADENCE DE MONTPELLIER DANSE 07 ») qu’il est possible de trouver fort ambiguë. D’autre part, en dix ans, la situation ne s’est pas améliorée, on peut même se demander si elle n’a pas empiré.

1 Message

  • Danse et sida : Sortir du silence et de la honte

    2 mai 2008 08:33, par Ali c’est mon prénom
    J’ai envie de réagir à cet article ou plutôt devrais je dire à la Maman de Julien. Tout d’abord madame la maman de Julien. Toutes mes condoléances. Ou plutôt devrais je dire, mes condoléances à la maman, à Julie son amie et tout ceux qui le connaissaient et qui partageaient son quotidien. Je vais me permettre d’être direct. D’une part il y’a l’avis de la maman, d’autre part il y a Julie et il y à nous, ceux qui vont bien, ceux qui sont malade et ceux qui seront ou pas malade ou en court de maladie. Je ne suis pas malade et j’ai cette chance. Mais demain peut être, parce que la maladie quand elle arrive elle ne previent personne, et ce malgrès toutes les préventions du monde, néanmoins c’est vrai la prévention est nécessaire. Le départ de Julien et en cela est témoin important, ne pas en parler c’est le tuer, le mourire une deuxième fois et de faire comme si Julien n’avait jamais existé. Je comprend la maman de Julien et je respecte sa douleur, mais si sa douleur vient à tuer ce qui nous appartient à tous, c’est à dire la prévention et les témoignages de ceux qui partent, il m’est difficile pour moi de ne pas être dans l’incompréhension. D’une part le silence et d’autre part l’ignorance, l’un et l’autre font souvent cause commune, l’un et l’autre se nourrice de cela pour ne jamais faire avancer des faits de socièté qui nous concerne tous. A ce moment là j’ai envie d’être Julie. Julie l’amie très proche de Julien. Un papa qui va faire un deuil sur un mensonge et qui va aller au boulot sans rien savoir. je préfère savoir et mourire une deuxième fois, que mourire une fois avec un mensonge et vivvre comme un faux vivant. La honte et le mensonge pour vie très peu pour moi, encore une fois ces deux là font toujours ménage, ménage mal fait. Ménage qui fait des ravages et continue de tuer.

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