vendredi 30 janvier 2015

Simon Tanguy, un parcours (de "Gerro, Minos & Him" à "People in a Field" - Théâtre de la Ville, Paris)

Karl Saks dans People in a Field, Capture d'écran Espaces Magnétiques


Le danseur et chorégraphe Français Simon Tanguy a été découvert en juin 2010 lors de la première édition du concours Danse élargie au Théâtre de la Ville (Paris). Il a remporté avec deux compères rencontrés à Amsterdam durant sa scolarité dans l'école d'enseignement supérieur qu'est le SNDO (School for New Dance Development) — le Français Aloun Marchal et l'Espagnol Roger Sala Reyner, performer chez Meg Stuart et Jefta van Dinther — le second prix bien mérité avec Gerro, Minos & Him (cf. photo à droite). Depuis, nous en sommes à trois éditions, et cette proposition demeure à ce jour ce qui est arrivé de mieux à cette manifestation (sur un total de 60 pièces). 

Il fallait développer les 10 minutes présentées. Ce fut fait à Amsterdam en février 2012 (lire notre compte-rendu, De la peau aux os). Le sommet fut atteint en septembre de la même année à Genève dans la petite salle minérale du Théâtre de l'Usine. À Amsterdam, les interprètes s'étaient rhabillés, alors qu'à Genève ils n'étaient recouverts que d'un simple tee-shirt, dans une relative nudité. 

Mais la version finalement présentée de Gerro, Minos & Him un an plus tard en septembre 2013 dans la salle des Abbesses du Théâtre de la Ville laissait perplexe. Plutôt que de permettre au matériel corporel inouï une juste maturation et de le laisser vivre tranquillement dans la pluralité de ses strates et de ses sens, Simon Tanguy préféra le tirer vers « l'humour », en « jouant avec le spectateur ». Et s'il s'agissait de cabotinage ? Quoiqu'il en soit, au fil des jours, la fatigue physique s'installant, on retrouva en partie l'origine. 

À vrai dire, les trois collègues sont, face à ce matériel extra-ordinaire, comme Obélix tombé dans la potion magique. Comme malgré eux. Traversés, mais en partie dépassés. 

Japan, Photo Nellie De Boer 

Gerro, Minos & Him fut précédé d'un très bon solo, Japan (cf. photo ci-dessus) proposé aussi dans la salle des Abbesses du Théâtre de la Ville en septembre 2011. Il fut poursuivi dans un fort bon triptyque Japan.Fever.More, constitué de deux soli et d'un duo avec sa compagne, présenté dans le cadre du Festival Incandescences, à Rosny-sous-Bois (5 km à l'est de  Paris). 

People in a Field est dévoilé cette semaine aux Abbesses (cf. Agenda Janvier ici). C'est une nouvelle étape du parcours, puisque le chorégraphe doit pour la première fois gérer une équipe qui n'est pas constituée de proches. Ce dernier explique que le titre est difficilement traduisible mais propose Des gens dans un  lieu. On pourrait tout aussi bien traduire, de façon plus abstraite et plus ample, par Peuple dans un champ (au sens que la physique donne au terme de champ, sous-entendu de forces). Les deux sens étant finalement assez proches. Et d'ailleurs les interprètes portent des vestes de survêtement où sont marqués au dos leur nationalité : Japan, Morocco, Estonia, Hungary, Poland. 

People in a Field, Photo Constantin Lipatov

La création de 55 minutes est construite en trois parties. La première est théâtrale, dans ce qu'elle mobilise beaucoup le visage (mais pas la parole) et une certaine façon de se mettre en scène dans l'espace. Encore faut-il que les deux danseurs et les trois danseuses maitrisent une certaine technique théâtrale, qui en fait ici est inégalement répartie. On observe ainsi l'excellent Karl Saks (Estonie). On se dit — on l'espère — que Radouan Mriziga murira bien. Les trois danseuses sont plus faibles. Ces « gens » roulent des mécaniques, font les malins, une jeune femme hurle au sol devant le mur du fond. C'est assez ados régressifs et têtes à claques, sans le charme souvent associé à cet âge. Cela manque de maturité. On est soulagé quand advient la deuxième partie purement dansée — où les cinq interprètes sont plus homogènes — qui mériterait d'être encore explorée. On aurait aimé qu'elle constitue la colonne vertébrale de la pièce. Mais c'est sans compter sur la troisième partie, très théâtrale, qui engage la parole. Pour l'essentiel des propos peu pertinents. La musique rock est jouée live à droite du plateau par un batteur et deux bassistes. C'est convenable, mais on pourrait attendre mieux musicalement. Forts bonnes lumières de Pablo Fontdevila.

La projet de la pièce est beau : « 55 minutes pour tenter une utopie ». Confrontant l'espérance des jeunes gens des années 60 à celle qui pourrait advenir aujourd'hui (mais sans rien proposer ou construire). Simon Tanguy défendait il y a quelques années l'idée d'un corps comme radio-transmetteur des sursauts du monde. Encore faut-il être suffisamment branché sur le monde, et disposer d'assez d'énergie et de solidité (comme William Forsythe ou Anne Teresa De Keersmaeker). 

La proposition se situe au dessus de la production courante, mais en dessous du meilleur de celle-ci (cf notre Le meilleur de 2014). Elle manque sans doute de temps de recherche, et d'un travail de pensée plus solide. 
Fabien Rivière

dimanche 25 janvier 2015

Kaaitheater - L’idéologie de l’absence d’alternative

Épargner parce qu’il n’y a pas d’autre choix ?

Dans le cadre du programme de restrictions budgétaires générales, les gouvernements flamand et fédéral [en Belgique] ont tous deux opté pour une réduction considérable de leur soutien à l’art et la culture. À la question du pourquoi de ces épargnes drastiques, la réponse est invariablement : « Nous n’avons pas d’autre choix. Il n’y a pas d’alternative. » Dans sa déclaration de septembre, le Ministre-Président du gouvernement flamand, Geert Bourgeois, l’a formulé de la manière suivante : « Une économie florissante est le fondement de l’essor des arts et de la culture. »

Thatcher le disait déjà dans les années 80 : « Il n’y a pas d’alternative. » Trente ans plus tard, malgré l’échec du système capitaliste mondial, ce gouvernement choisit néanmoins le remède d’alors, et la foi en l’absence d’alternatives est omniprésente. Réfléchir à des solutions fondamentalement différentes aux problèmes gigantesques et urgents de notre époque ne semble pas souhaité. Les rares composantes de notre société où la quête d’alternatives a bien eu lieu, à savoir certaines sections de la société civile, sont fortement affectées par ces épargnes. Les politiciens semblent s’incliner devant une société soi-disant post-citoyenne au caractère néo-féodal toujours croissant, avec des CEO [directeur général; en anglais chief executive officer] et de grands actionnaires comme nouvelle aristocratie et des « travailleurs-consommateurs flexibilisés » comme nouveaux serfs. 1

Dans son ouvrage The Vertigo Years : change and culture in the west : 1900-1914, l’historien allemand Philip Blom dresse un parallèle remarquable entre les années qui précèdent la Première Guerre mondiale et notre époque actuelle. Toutes deux sont marquées par des changements sociétaux exceptionnellement rapides. Au début du XXe siècle, c’est la force de propulsion de la modernité qui a généré des changements vertigineux et renversé les valeurs anciennes. Aujourd’hui, nous ressentons surtout les conséquences d’un capitalisme débridé depuis la fin de la guerre froide. Blom affirme que l’Europe ne s’est pas massivement précipitée dans la Grande Guerre en 1914 à cause de l’ubiquité de sentiments nationalistes et donc belliqueux, mais plutôt en raison d’un sentiment d’inéluctabilité, de fatalisme, résultant d’une absence de repère et d’une grande insécurité face à l’avenir. Là où passé et avenir étaient jusque-là étroitement liés par la tradition, la religion et l’autorité, la modernité a ouvert une brèche entre « ce qui n’est plus » et « ce qui n’est pas encore ». La catastrophe de 1914 était plutôt à imputer à un manque d’imagination ou, selon Hannah Arendt, à une absence de pensée, ou encore, selon Robert Musil, à un manque de sens du possible. Cette « capacité à penser d’autres possibilités » est aujourd’hui encore notre bien le plus cher.

« L’idéologie de l’absence d’alternative » doit urgemment céder la place à une « repolitisation » axée en priorité sur la capacité de penser de nouvelles possibilités, le soutien à des associations regroupant des citoyens actifs, la création d’espaces publics où des points de vue minoritaires peuvent avoir voix au chapitre, l’établissement de lieux qui permettent l’expérimentation, et l’abandon de la soumission générale à la logique abrutissante du profit. Avec leurs restrictions budgétaires dans le secteur culturel, nos gouvernements font cependant le contraire. Le risque que ces épargnes affectent le plus durement notre secteur, spécifiquement celui où l’expérimentation culturelle et sociétale se développe le plus, est réel. Les réactions aux coupes budgétaires dans notre secteur indiquent une conscience croissante qu’il ne s’agit pas seulement de veiller à nos propres deniers, mais qu’une prise de position solidaire, coude à coude avec les autres acteurs de la société civile est absolument indispensable. À cet égard, les initiatives « Hart boven Hard » [en Flandre] et « Tout Autre Chose » [en Wallonie, site] sont essentielles.


L’art est affaire de résistance, de discontinuité et de conscience qu’il existe d’autres possibilités. Cela signifie de toute façon un combat frontal avec « l’idéologie de l’absence d’alternative. » Ce combat est le défi des prochaines années.

Guy Gypens
directeur général du Kaaitheater [Bruxelles, Belgique] posté le 15/12/2014

1 Samuel Vriezen dans la revue OPEN/ Noodnummer 22 septembre 2011. (Kunstwereld, erken nu eindelijk uw vijand. Naar een nieuwe positiebepaling: kunst als publieke sfeer)