(haut) Facade du théâtre Schaubühne à Berlin, (bas) Didier Eribon |
Publié par Mediapart, 5 janvier 2017
Conversation entre Didier Eribon, philosophe et sociologue, auteur notamment de Retour à Reims, Thomas Ostermeier, directeur artistique du théâtre Schaubühne, à Berlin, et Florian Borchmeyer, directeur de la dramaturgie de la Schaubühne sur les questions irrésolues qui traversent la gauche : le rapport à la classe ouvrière, le tirage au sort, la révolution, les luttes des minorités.
Cette conversation s'est tenue à la Schaubühne, à Berlin, fin novembre 2016.
EXTRAITS :
Didier Eribon : Il y a deux questions : Comment, dans les domaines artistiques et notamment au théâtre, on parle des classes populaires est déjà une question difficile. Mais ce n'est pas la même question que celle de se demander comment parler aux classes populaires. On peut très bien représenter toutes les personnes précarisées aujourd'hui. Ce n'est pas facile, mais on peut les représenter sur une scène de théâtre. Mais le public appartiendra à ce que j'appelle la bourgeoisie culturelle, la bourgeoisie qui fréquente les institutions culturelles. Même quand c'est une pièce de théâtre qui parle des ouvriers, ce ne sont pas les ouvriers qui sont dans la salle. Ça a été une des grandes questions que se sont par exemple posées des gens comme Jean Vilar : comment faire du théâtre populaire ? Et je crois que c'est une question qui n'a pas sa solution si on s'en tient à l'espace théâtral. Parce que si les gens ne viennent pas au théâtre, c'est parce qu'ils n'ont pas cette démarche-là. Jean Vilar avait de très belles idées, avec le festival d’Avignon notamment, mais ce ne sont pas les classes populaires qui y vont. (...)
Thomas Ostermeier : Comment survire en tant qu'intellectuel de gauche, dans un cas pareil, qui doit pour des raisons stratégiques défendre M. Fillon contre Marine le Pen?
Didier Eribon : Ah, mais je ne défendrai pas François Fillon contre Marine le Pen, c'est certain. François Fillon est un homme ultra-réactionnaire. Nous sommes dans une impasse terrible. Le discours du PS aujourd'hui c'est Si vous ne votez pas pour nous au premier tour, vous aurez Fillon et Marine Le Pen au deuxième tour, vous serez obligés de voter Fillon. Ce que je réponds, moi, c'est : si la situation est celle-ci aujourd'hui, c'est de votre faute ! Je ne vais donc assurément pas voter pour un candidat socialiste au premier tour. Et au deuxième tour, on peut voter contre le FN – pour quelqu'un qui est un démocrate. Or, François Fillon n'est pas un démocrate. C'est un homme de la droite dure. Il a affirmé que son modèle en politique était Margaret Thatcher. Vous imaginez que je puisse voter pour quelqu’un qui revendique Margaret Thatcher pour modèle ? C’est un mélange d’ultra-libéralisme économique et d’ultra-conservatisme social et culturel. C'est à la fois le candidat des banquiers et le candidat des forces les plus conservatrices de l’Église catholique, de tous ceux qui ont défilé contre le Mariage pour tous, à la Manif pour tous. Pour moi, il est impossible de choisir entre lui et Marine le Pen, même si évidemment je préférerais que ça soit lui plutôt qu'elle – mais je ne pourrai pas aller voter pour François Fillon. Non ! Mais je le répète, ce sont les politiques menées par les socialistes, avec le rejet profond et durable qu’elles ont engendré, qui nous ont mis dans cette situation cauchemardesque d’avoir peut-être à choisir en mai entre ces deux horribles personnages. C’est révoltant, c’est insupportable. Nous devons leur demander des comptes.