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Le guichet du théâtre où se déroule (re)connaissance, La Rampe, à Échirolles, Photo Fabien Rivière |
Au moins, c'est clair : Espaces Magnétiques n'était pas le bienvenu au concours (re)connaissance, qui se déroulait les 24 et 25 novembre à Échirolles, au sud de Grenoble (France). Dans un premier temps, nous avons pourtant été invité à participer à un voyage de presse (au départ de Paris) à l'invitation du service de presse indépendant extérieur à la manifestation, qui fait son travail. Dans un second temps, nous sommes informés que notre voyage est annulé. Aucune raison n'est fournie. Nous apprenons seulement que l'initiative de cette décision revient à Philippe Quoturel, coordinateur du pôle production et médiation du Pacifique. Nous l'appelons pour en connaître la raison. Au téléphone, il joue l'étonné, celui qui ne sait rien. Il promet de nous rappeler le jour qui suit. Il n'en sera rien. Façon d'avouer le malaise. Manifestement, on nous reproche quelque chose, mais on ne peut pas nous le dire. Est-ce inavouable ? Nous reproche-t-on notre précédent article, publié à l'occasion de notre dernière venue, en 2013 (Le concours (Re)connaissance 2013 mi-figue mi-raisin) ? (re)connaissance serait-il rancunier ? Faut-il parler de représailles ? On peut remarquer que dans la revue de presse de l'édition 2013, notre article était le plus long et fouillé, occupant 8 pages sur 27 (soit 30 %). Cette année nous avons été accrédité sans problème à Boston et Minneapolis (États-Unis), Bruxelles (Belgique), Berlin (Allemagne), Lausanne et Bern (Suisse), Avignon, Strasbourg et Paris (France) notamment. D'une façon générale, il n'y a que très peu de journalistes présents. Vouloir entraver le travail d'un des rares qui fait le déplacement n'est pas très malin, et alimente l'hypothèse qu'il s'agit d'entretenir et protéger un entre-soi problématique.
C'est le symptôme d'une situation plus générale : depuis une décennie au moins, les théâtres sont tout-puissants. Et ils n'hésitent pas à écarter tout ce qui peut gêner leurs actions. Au mépris du respect dû à la plus élémentaire démocratie. Mais on peut se demander si les collectivités locales doivent continuer à subventionner des lieux et événements culturels qui s'adonnent à de telles pratiques ? La liberté de la presse ne devrait-elle pas d'ailleurs être inscrite dans les cahiers des charges des équipements ? D'autant plus que les milieux culturels adorent critiquer et déconsidérer les milieux politiques, qui les financent, et aiment à se présenter comme un possible (contre)modèle pour la société. Mais les politiques sont, eux, au moins, élus par la population pour une période plutôt courte, fixée à l'avance, cinq ans en général.
UN CONCOURS
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Le jury de cinq professionnels, lors de la pause repas d'une heure, à « la table verte » comme nommée par un membre du jury en référence amusée à La Table verte (1932) du chorégraphe Kurt Jooss, dans un gymnase proche où mangent les professionnels, Photo Fabien Rivière |
Mais revenons au projet de (re)connaissance : c'est un concours qui entend défendre le travail « de chorégraphes confirmés mais encore peu identifiés ou peu diffusés ». Il se déroule chaque année depuis 2009, sur deux jours, chaque fois dans un lieu différent de la région Rhône-Alpes. Une petite structure, le Pacifique - Centre de développement chorégraphique national (CDCN) à Grenoble, et une grosse structure, la Maison de la Danse à Lyon, en sont à l'origine. Cette année 16 « partenaires » nationaux participent à la manifestation : 1 théâtre national, 4 scènes nationales, 5 centres chorégraphiques (sur 19), 2 maisons de la danse, 1 centre de développement chorégraphique national, 1 scène conventionnée, 1 festival de danse et 1 association Musique et Danse (liste complète en fin d'article). Le concours de déroule sur deux jours, au rythme de six propositions quotidiennes d’une durée d’entre 10 et 30 minutes, interrompues par 1 heure de repas pour les professionnels, qui vont manger dans un gymnase tout neuf proche.
Un autre concours a vu le jour en 2010, Danse élargie, qui se déroule tous les deux ans à Paris en juin. C’est une initiative de Boris Charmatz qui dirige le Musée de la danse - Centre Chorégraphique National (CCN) de Rennes et de Bretagne, et du Théâtre de la Ville - Paris (on peut lire notre compte-rendu de l'édition 2016 Danse élargie entre Danse de surface et Danse du monde). Son principe : 20 propositions de 10 minutes et comprenant au moins 3 interprètes. Il a fait le choix d'un jury d’artistes, quand (re)connaissance est composé en 2009 par exemple quasi-exclusivement de programmateurs. Un effort a été fait cette année en conviant une journaliste danse qui a du métier, Marie-Christine Vernay, qui a longtemps travaillé pour Libération, et un chorégraphe qui a de la bouteille, Fabrice Lambert.
LE COUPLE
Trois duos ont été consacrés au couple, abordé sous l’angle de la psychologie. Et l’on ne peut pas dire que la psychologie réussisse à la danse contemporaine, comme la narration d’ailleurs. On pourrait même ajouter qu’il s’agira à chaque fois d’un couple hétérosexuel blanc de classe moyenne. Avec h o m e, qui ouvre le concours, Paul Changarnier nous présente un garçon et une fille (et un batteur sur scène, lui-même). On devrait dire un gentil garçon et une gentille fille. Elle est en gentille robe jaune, lui en gentil pantalon et chemise sombre. Déjà les oppositions sont en œuvre : garçon-fille, sombre-claire. C’est propre. Il y bien une tentative de désarticuler tout cela, mais la gestuelle, tout de soubresaut répétitif, pauvre, est épuisante. La pièce a déjà été présentée à Danse élargie en 2016. Avec Duo, de Cécile Laloy, qui clôt le concours, voici un grand mec et une petite nana. Ils sont habillés comme s’ils travaillaient dans une banque ou une compagnie d’assurance. Entre les deux, le Lowland de Roser López Espinosa nous expose sa joie à deux. Ça dégouline de bonheur. On peut se demander s’il ne s’agit pas en définitive, en sous-texte comme disent certains, de célébrer la joie du célibat, contre cette terrible fadeur qu’est la camisole du couple (du moins ici).
OONA DOHERTY
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Oona Doherty, Photo DR |
Le programme n’indique que les pays dont sont originaires les chorégraphes. Il oublie les villes qui sont pourtant toutes aussi importantes. Ainsi, Oona Doherty est Irlandaise. Mais elle vient de Belfast. Dans son solo, Lazarus and the Birds of Paradise, elle s’intéresse aux jeunes des quartiers populaires. On pourrait ajouter : violemment touchés par les politiques ultra libérales des gouvernements conservateurs successifs (et de ceux qui se disent « de gauche »). La danse contemporaine s’étant construite contre la question du populaire (à quelques exceptions) il est intéressant de la voir revenir sur le plateau.
Au fond à gauche un container poubelle qui déborde, qui dégueule même. Au milieu du plateau la chorégraphe elle-même, en survêtement bleu foncé XL et T-shirt XXL idem. Les cheveux sont gominés et rejetés en arrière. Une femme masculine ? Les femmes sont-elles sous domination masculine dans les quartiers populaires ? Doivent-elles se masculiniser pour vivre ou survivre ? Oona Doherty possède une puissance expressive certaine. Dans une phrase elle peut vous mener au bord des larmes. En même temps, il nous semble qu'elle demeure entravée. On songeait en contrepoint à la puissance de feu du meilleur des groupes de rap (par exemple l'album Yeezus de Kanye West, sorti en 2013) et de rock (les britanniques Idles sont de Bristol). Elle porte un personnage, une jeune femme, mais la question de l'ego n'est pas totalement réglée. Elle porte un "Je", mais on aimerait qu'elle sache aussi lâcher prise, et joue plus avec l'espace même si elle le fait. Peut-être trop de puissance et de contrôle et pas assez de vraie faiblesse et désarroi. Et si le container poubelle était plutôt au milieu, omniprésent, bouffant l'espace, gênant tout ce bel ordonnancement ?
RODERICK GEORGE
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Fleshless Beast de Roderick George, au Sophiensaele, Berlin, Photo Jubal Batisti |
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C'est LA découverte du concours, qui justifie à elle seule le déplacement. Le Fleshless Beast, en français Bête sans chair, de Roderick George, né à Houston (États-Unis) et vivant à Berlin (Allemagne), est un véritable électrochoc. Pas uniquement sonore, d'une véritable déflagration. La musique pulse, mélange d’électro et de rap savants. Ultra brut et terriblement sensuel. Une véritable tuerie, comme disent les jeunes. C'est une création de LOTIC (J’Kerian Morgan), lui aussi de Houston (à écouter ICI), collaborateur de Björk et de Hercules and Love Affair, qui joue normalement live (mais absent pour cette date). Le public a découvert les 29 premières minutes d'une œuvre d'une heure créée le 26 octobre 2017 à Sophiensaele à Berlin.
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Saluts à l'issue de Fleshless Beast, de Roderick George, (re)connaissance 2017, Photo Fabien Rivière |
Ils sont cinq, dans une combinaison noire, avec un magnifique masque de céramique noir sur le visage. Le plateau est blanc. Ils évoluent dans une légère brume, constante. Magnifiques éclairages subtils : blanc, blanc cassé, vert, etc. Les interprètes suggèrent, dans leurs silhouettes et motricités, un univers peuplé de Fantômas. C'est un personnage apparu dans la littérature française en 1911, qui ne va pas cesser de fasciner cette dernière ainsi que le cinéma. C'est un criminel qui défie la police. Des forces souterraines et nocturnes sont à l'œuvre. Ici, les interprètes sont à la fois corps (chair) et esprits (malins). Le poids de leur corps est plus léger. Qui, comme dans la mythologie, peuvent apparaître et disparaître à volonté, et se changer, pourquoi pas, en cyprès, par pudeur. Un certain nombre d'enjeux demeureront secrets. Il nous semble qu’il existe, au delà des différences, une fraternité avec le to a simple, rock ’n’ roll ... song. de Michael Clark que nous avons vu récemment à Bern (Suisse) dans cette présence massive des fantômes (à lire ICI). Nous n’en avons pas l’habitude, mais nous n’avons pas à en avoir peur non plus. Le rapport à l’Histoire est puissant. Il ne s’agit pas d’être dans la célébration béate du moment présent ou de fantasmer un passé mythique. Il s’agit de négocier, dans la mesure du possible, avec le passé, de jouer avec lui quand c’est possible. Pas de psychologie ou de névrose, mais des forces où l’énergie vitale est constamment en jeu. On peut y voir aussi les marionnettes de l'allemand Oskar Schlemmer (1888 - 1943).
Roderick George a 32 ans. Il est né en 1984 dans une banlieue pauvre de Houston (état du Texas), confronté au racisme. Il y étudie la danse classique puis la technique moderne à l'école de Alvin Ailey. En 2003, il part à New York où il danse pour le Cedar Lake Contemporary Ballet en 2005, puis le Sidra Bell Dance NY et le Kevin Wynn Collection. Il décide de rejoindre la Suisse pour le Basel Ballet/ Theater Basel en 2007, puis la Suède avec le GöteborgsOperans DansKompani en 2012. Et enfin, il rejoint la Forsythe Company en février 2014 jusqu'à sa dissolution fin juin 2015 (entre Francfort et Dresde). En tant que danseur ou chorégraphe il a reçu divers prix. Il fonde sa compagnie à Berlin en 2015, et propose sa première création, Dust, d'une durée de 40 minutes, en janvier 2016. Fleshless Beast est sa seconde production dans ce cadre.
Mais revenons à la question du racisme. À Grenoble, certains professionnels, blancs, ont du mal à admettre, et accepter que l'on puisse en rendre compte, l'interroger, et pourquoi pas le mettre en cause, au nom d'une "neutralité" éminemment suspecte et d'une conception éthérée de l'art (c'est un blanc qui rédige ces lignes). Contrairement à l'avis d'un membre du jury, cette proposition est tout aussi politique que celle de Oona Doherty. Et se contenter d'affirmer, comme l'ont fait certains professionnels, que cela faisait "trop de bruit" est assez sommaire, car il serait plus juste d'avouer que l'on ne connaît rien au rap et à l'électro, continents diversifiés et immenses pourtant, et, même, que l'on n'aime pas ça, et pourquoi pas que l'on déteste. Mais alors, vit-on encore dans son époque, et non dans une bulle qui sent la naphtaline ? Le rap et l'électro n'appartiendraient pas à la culture savante ? Quoiqu'il en soit, cette proposition a obtenue la 2° position dans les votes du public, ce qui est encourageant (mais cette information importante n'a pas été communiquée à la compagnie). La pièce de Roderick George se trouve confrontée à la vague glaciale de conservatisme en danse qui s'est abattue en France depuis quelque temps, où l'on ne tolère que les gentilles pièces de gentils chorégraphes. Mais si la danse contemporaine veut continuer d'exister, il faudra bien qu'elle accepte de suivre les travaux de chorégraphes qui entendent rendre compte et questionner avec courage et lucidité l'évolution du monde tel qu'il va.
Fabien Rivière
Kosh
PS #1. On peut regretter que le nom de l'épatant maître de cérémonie, le beatboxer KOSH, de Villeurbanne, personnage chaleureux et talentueux, ne soit même pas indiqué dans la feuille de salle.
PS #2. On trouvera ci-après les prix attribués.
Nos Prix Espaces Magnétiques seraient :
1er Prix : Roderick George
2ème Prix : Oona Doherty
LE PROGRAMME
Vendredi 24 novembre — 19h
Paul Changarnier CollectifA/R (Lyon, France) h o m e 3 interprètes
Audrey Bodiguel & Julien Andujar (Nantes, France) Kromos 2 interprètes
Marco D’Agostin (Bologne Italie) Everything is ok 1 interprète
PAUSE REPAS d'1 heure
Oona Doherty (Belfast, Irlande)
Lazarus and the Birds of Paradise 1 interprète
Liam Warren (France) Over 1 interprète
Maud Blandel (Suisse) TOUCH DOWN 6 interprètes
Samedi 25 novembre — 17h30
Samuel Mathieu (Toulouse, France) Guerre 6 interprètes
Roser López Espinosa (Espagne) Lowland 2 interprètes
Roderick George (Berlin, Allemagne) Fleshless beast 6 interprètes
PAUSE REPAS d'1 heure
Malika Djardi (France) Horion 2 interprètes
Fana Tshabalala (Afrique du sud) Border 1 interprète
Cécile Laloy (Saint-Étienne, France) Duo 2 interprètes
— Sandrine Mini, Présidente, directrice Scène Nationale de Sète et du Bassin de Thau
— Marie-Christine Vernay, ancienne journaliste danse à Libération
— Fabrice Lambert, chorégraphe
— Jacques Maugein, ancien directeur de Chateau Rouge à Annemasse
— Frédéric Durnerin, directeur Centre Culturel Agora Pôle National des Arts du Cirque de Boulazac
PRIX
1er prix du jury
Lazarus and the birds of Paradise de Oona Doherty
Coproduction de 7.000€ avec un temps de résidence au Pacifique Centre de Développement Chorégraphique National (CDCN) Grenoble-Auvergne-Rhône-Alpes
2ème prix du jury
Everything is ok de Marco D’Agostin
Coproduction de 4.000 €
Prix du public
Lazarus and the birds of Paradise de Oona Doherty
Coproduction de 4.000 €
(829 votants sur les deux soirs)
Mention spéciale du jury
Horion de Malika Djardi
Tournée
Les (re)connaissances* des 16 partenaires seront communiquées ultérieurement :
*Les partenaires s’engagent à diffuser un ou plusieurs spectacles ou extraits dans une programmation partagée, à offrir des coproductions, à s’engager sur des accueils la saison suivante. Les structures implantées sur un même territoire favoriseront une synergie dans l’accueil de leur (re)connaissance.
Le montant des prix est attribué par Le Pacifique, la Maison de la Danse, le Théâtre National de la Danse Chaillot – Paris, la MC2 Scène nationale – Grenoble.
— Le Pacifique Centre de Développement Chorégraphique National (CDCN) Grenoble - Auvergne Rhône-Alpes
— La Maison de la danse (Lyon)
— La Rampe et la Ponatière - Scène conventionnée – Échirolles
— CCN2 - Centre Chorégraphique National de Grenoble - direction Rachid Ouramdane et Yoann Bourgeois
— Ballet Preljocaj - Pavillon Noir (Aix en Provence)
— CCNN - Centre Chorégraphique National de Nantes - direction Ambra Senatore
— CCNR - Centre Chorégraphique National de Rillieux-la-Pape - direction Yuval Pick
— Malandain Ballet Biarritz
— Festival Le temps d’aimer la danse (Biarritz)
— KLAP - Maison pour la danse (Marseille) - direction Michel Kelemenis
— Comédie de Clermont-Ferrand - scène nationale (Clermont-Ferrand)
— La Garance - scène nationale (Cavaillon)
— MC2 - scène nationale (Grenoble)
— Musique et Danse en Loire-Atlantique (Orvault),
— Le Merlan - scène nationale de Marseille
— Théâtre National de la Danse Chaillot (Paris).
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Saluts à l'issue de Guerre de Samuel Mathieu, (re)connaissance 2017, Photo Fabien Rivière |