mercredi 5 juin 2019

L’amour à trois, cette utopie réalisée (« All In », Hellman - Lachman - Welenc, Zurich)



Rares sont les spectacles de danse ou de performance qui explorent le monde d'aujourd'hui et de demain de façon profonde. Récemment, on peut citer le Talos de l'Israélien installé en France Arkadi Zaides et le Passing the Bechdel Test de l'Anversois Jan Martens (on peut lire notre article : L'adolescence sidérante de Jan Martens). Ces propositions sont d'autant plus précieuses que l'époque préfère l'absence de risque et le déjà-vu.   

Dans All Inqui vient d'être créé au Gessnerallee à Zurich (Suisse), le performer Daniel Hellmann et ses deux associées donnent à entendre et voir des témoignages qu’ils ont recueilli. Ces propos sont sensibles et iconoclastes, intenses et spirituels. Ils bouleversent l'organisation traditionnelle du monde qui vénère le duo amoureux et sexuel appelé couple. Ils proposent autre chose. 

Le Zurichois installé à Berlin Daniel Hellmann a ainsi bénéficié d’une résidence de travail de six mois à San Francisco (États-Unis) grâce à Pro Helvetia, la fondation financée exclusivement par la Confédération suisse et chargée de soutenir la culture dans le pays. Il y a développé son projet autour des relations amoureuses à trois. C’est une réalité qu’il a pu vivre et observer autour de lui. Il a réalisé à San Francisco notamment une vingtaine d’interviews afin de mieux en saisir la teneur. Il a souhaité ne pas travailler seul, rencontrant deux performeuses, Layton Lachman, américaine de San Francisco installée à Berlin, et Anne Welenc, allemande vivant à Berlin.

Le titre est, selon le créateur, une expression issue du poker : « Il nous plaisait à cause du contexte de jeu, de risque, et l'idée de (se) rassembler, de s‘unir... » Renseignement pris, le sens précis du terme est un peu différent, puisqu'un joueur qui n'a pas assez de jetons est déclaré All In, c'est-à-dire qu'il n'a pas assez de ressource-s. Et de la ressource, en effet, il faut en avoir, pour s'engager dans une relation à trois. Le trio s'est donné la liberté d'aménager le sens initial. 

De nouvelles pratiques nécessitent-elles de nouveaux mots pour les nommer, les penser et les légitimer ? C'est probable. Dans le cas de la bisexualité par exemple, la diffusion du terme a aidé à mieux vivre cette réalité. La feuille de salle dispose ici d'un lexique avec : compersion (c'est le même mot en français : sentiment de joie quand un partenaire investit et prend plaisir dans une autre relation romantique ou sexuelle ; c'est le contraire de la jalousie), genderfluid / genderqueer (être "queer", c'est se réappropier et retourner en positif une insulte qui signifie "étrange", "bizarre" ou "tordu", et d'autre part réagir à la volonté de reconnaissance sociale des gays qui tend à exclure les "folles", les gays pauvres, les gays non-Blancs et les prostitué-e-s), heteronormativity, monogamy, polyamory, primary / secondary, queer, throuple (un néologisme qui associe "trois" à "couple"), triad, unicorn (une personne qui est prête à rejoindre un couple pour former un throuple). 

La scénographie, très années 60, une époque où les expérimentations étaient les bienvenues, peut faire penser à un mix entre la série policière britannique teintée d'humour Chapeau melon et botte de cuir (1961 - 1977), du kitsch, un film érotique et de la science-fiction : à gauche un pouf de couleur rouge, à droite un petit meuble où se trouvent des friandises, — qui seront utilisées avec science ultérieurement, — au milieu, de la moquette épaisse d’un vert étrange, qui se poursuit vers le fond droit de la scène sur un escalier qui monte sans déboucher sur rien, dont les marches comportent chacune un tube lumineux à la couleur et intensité variable. On se dit qu’il doit déboucher vers ce paradis de l’amour à trois. Contrairement à ce que peux laisser penser l'affiche, les costumes sont plutôt quotidiens si ce n'est une combinaison en caoutchouc que porte une performeuse. Le moment le plus intense sans doute est cette danse populaire à trois, jouissive et libératrice, quand retentit l'énergique morceau de hard rock du groupe américain de Chicago Bongripper, Terrible Bear Attack, de l'album Hippie Killer (2° album studio, en 2007) [à écouter ci-dessous]. Conquérir cette nouvelle liberté permet d'atteindre cette intense jouissance.
Fabien Rivière
Terrible Bear Attack de Bongripper

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