dimanche 3 novembre 2019

Vieillir avec Decouflé ? (« Tout doit disparaître »)


 Interview de Philippe Decouflé au sujet de Tout doit disparaître.

Pour qui suit Philippe Decouflé, 56 ans, depuis ses débuts de chorégraphe en 1982 (avec La Voix des légumes, une vidéo, il y a 37 ans), écrire sur sa dernière création présentée au Théâtre national de Chaillot fin septembre 2019, Tout doit disparaître, une rétrospective au titre testamentaire sinon crépusculaire, est à la fois facile et difficile. Facile car il me semble que la situation est artistiquement claire. Difficile car la censure rode et s’abat sur celui qui essaie simplement de faire son travail, simplement d’être sincère. Difficile aussi car on aime Decouflé, ou disons on a envie de l’aimer, et pas de le critiquer voire de le blesser. On n’oublie pas tout ce qu’il nous a donné, personnellement et collectivement. La joie et la poésie d’une œuvre, à la fois populaire et exigeante, ou l’inverse. En tout cas, pendant une première période, les premières années. 

Une exposition qui lui était consacrée à La Villette en 2012 alertait déjà, présentée aussi comme une « rétrospective » (accompagnée de deux spectacles Panorama et Solo). Elle suggérait un processus d’embaumement, en cours ou déjà achevé. L’exposition, sans doute intéressante, suggérait un mausolée. Les communistes connaissent bien cela, avec Lénine et Staline, par exemple. Mais, certes, Decouflé n’a tué personne, lui. 

Le prix du billet pour voir Decouflé à Chaillot, de 75 à 55 € (plein tarif), ne semble n’avoir choqué personne. Le critique ne paye pas sa place, et se moque de ce genre de « détail ». Le prix du billet n’est pas une question qui a(urait) la noblesse d’une question artistique ou esthétique. Il sait aussi qu’il a intérêt à filer doux sinon il sera puni par le théâtre. Mais France 5 a diffusé gratuitement 1h30 d'un programme plus long qui se déployait dans plusieurs espaces (à voir ICI, disponible jusqu'au 04/07/2020).  

On peut trouver touchante la volonté du chorégraphe d’avoir rappelé ses complices de ses années de jeunesse. Il se trouve que l’on ne voit jamais les danseurs et danseuses vieillir. Le système veut de la chair fraîche et de la beauté, sauf exception. Donc, on les découvre trente ans après. Un danseur vieillit-il mieux qu’un spectateur ? Celui dont le corps est l’outil de travail et qui possède un savoir du corps (plus précisément un certain savoir) en prend-t-il mieux soin ? La réponse est plutôt négative. Les cheveux disparaissent ou blanchissent, les corps sont plus lourds, les visages changent (pour dire les choses élégamment). Et les uns et les autres sont partis dans d’autres directions artistiques, se retrouvant plus ou moins éloignés de Decouflé. 

On a eu droit aussi récemment à deux créations tournées vers le passé, de deux chorégraphes français, au même titre, Rétrospective, de Jérôme Bel, 54 ans, au Théâtre des Abbesses - Théâtre de la Ville à Paris (soit une projection constituée d'un collage d’extraits de films de six de ses spectacles), en septembre dernier, et Xavier Le Roy, 55 ans, à Berlin, du live, avec des extraits de pièces, fin août aux Staatliche Museen zu Berlin (SMB) [Musées d'État de Berlin]. Deux très belles propositions. 

Chez Decouflé, si l’écriture des corps demeure (la forme), la poésie, la fraîcheur et l’innocence, une certaine électricité et animalité ont disparues. Sauf à trois moments : un solo dansé par le chorégraphe lui-même sur un rock pêchu où il se trémousse frénétiquement ; un duo avec Pascale Houbin, les deux assis derrière une table en bois, accompagnés en fond musical d’un Bourvil chantant le bouleversant Cétait bien (c'est aussi un court-métrage, Le p'tit bal, qui date de 1994, ICI); et enfin un passage qui relève plus du cirque où intervient un jeune homme. Au passage, la voix de Nosfell, qui reprend le Heroes de David Bowie, est faible. 

Donc, voilà. On n’écrit pas cela de gaîté de cœur évidement (faut-il le préciser ?), mais pourquoi fau(drai)t-il mentir, et subir le mensonge qui crie au bonheur absolu face à presque toutes les créations en danse, tout le temps. On sait que, ici, le public adore. Tant mieux (sans ironie). Mais beaucoup n’ont pas suivi le travail depuis plus de trente ans, et ne savent pas d’où l’on vient. 

Sans doute le chorégraphe vieillit-il avec et comme le public. Plus largement, il vieillit comme tout le monde (ou presque : Cunningham est resté génial jusqu’à la fin, à 90 ans). Le vieillissement est un processus bien plus psychique que physique, contrairement à ce que l'on croit. À un moment dans sa vie (après 40 ans ?, après 50 ?), il se trouve que l’on décroche, d’une certaine façon, de soi-même, de la vie, du vivant, du monde. On peut croire que ceux qui vous disent toujours que vous êtes magnifique, les amis, les "gentils", sont plus respectables et respectueux que ceux qui émettent des réserves plus ou moins affirmées, les "méchants". C'est certes reposant de penser cela, mais c'est faux. Et surtout cela manifeste une idée pour le moins naïve du véritable respect et de la véritable amitié. Quoiqu'il en soit, cependant, il ne faut pas oublier les bonheurs du passé. 
A. M.

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