Et de trois ! Lors de la troisième soirée de Danse élargie 21 que propose le Théâtre de la Ville à Paris, deux nouvelles pièces ont été présentées : LIFE - A love letter to Merce Cunningham, des britanniques de Gandini Juggling, et Au cœur, de la française Dalila Belaza (pour une exposition du projet général, et de la première soirée, on peut lire notre article Danse élargie 21 : de belles découvertes lors de la première soirée; et pour la deuxième soirée Danse élargie 21 : acte 2 (avec Smaïl Kanouté et Mellina Boubetra)).
En ouverture, une responsable du Théâtre de la Ville prend la parole et explique que sa structure a bien accompagné les 19 projets qui devaient initialement être révélés en juin 2020, à travers des aides financières, des résidences ou des co-productions. Ce soir, une thématique se dégage qui mobilise et interroge le passé.
Gandini Juggling LIFE - A love letter to Merce Cunningham
Saluts, LIFE - A love letter to Merce Cunningham, de Gandini Juggling, Photo Fabien Rivière |
Gandini Juggling est une compagnie de jonglage contemporain, installée et qui tourne pas mal, basée à Londres (Royaume-Uni), fondée en 1992 par Sean Gandini et Kati Ylä-Hokkala. Sur le plateau ils sont neuf, tous habillés de la même façon : tee-shirt blanc à manche courte, jean et pieds nus. Le fondateur prend la parole, qui veut nous « introduire au vocabulaire du jonglage », pendant six minutes. Ambiance concours télé, comme La France a un incroyable talent sur M6, America's Got Talent aux États-Unis et Britain's Got Talent au Royaume-Uni.
Qu'une compagnie de cirque connaisse et reconnaisse le génie du new-yorkais Merce Cunningham (1919-2009) est à mettre à son crédit. Cependant, maîtriser réellement cet univers exige un long apprentissage physique et une réflexion approfondie. Pendant la représentation, je songeais soudain au magnifique UNTITLED_I will be there when you die, de l'italien Alessandro Sciarroni qui travaille le jonglage, plus précisément les massues de jonglage, de façon épurée et répétitive, jusqu'à l'épuisement. La proposition britannique est intéressante quand elle aussi est épurée et répétitive. Moins quand le plateau semble un peu trop encombré. Sans doute peut-on préférer un peu moins de parole, de musique, et de fouillis. Mais soyons concret : et si la compagnie découvrait le travail d'Alessandro Sciarroni et le rencontrait, pour progresser ?
Dalila Belaza Au cœur
Dalila Belaza vit à Paris. Elle a rencontré le collectif Lous Castelous de Senergues il y a trois ans. C'est une association fondée en 1982, qui vise à « sauvegarder et maintenir les traditions locales, notamment les danses et les chants ». Elle est basée dans le village de Senergues, 421 habitants selon le recensement de 2018 (le pic a été atteint en 1881 avec 1671 habitants), dans le département de l'Aveyron, à 30 km au nord de Rodez. Lous Castelous signifie en occitan "Les Châtelains".
Sur le plateau, la nuit règne. Seule la lumière de la lune permet de distinguer des silhouettes, un temps immobiles. On observe les beaux costumes traditionnels des 9 interprètes, qui séparent cependant bien les hommes des femmes. Ce pourrait être les mannequins en cire du musée Grévin. Le groupe va se déplacer lentement dans l'espace. Le son des cloches d'une église résonne. Au milieu du groupe se trouve la chorégraphe, de noir vêtue, fine, plongée dans une autre histoire, un autre univers sonore : une musique répétitive, entêtante et chaude d'Afrique du nord. Elle suggère la possession de la transe, et dans une certaine désarticulation, une marionnette.
La chorégraphe ne veut pas proposer de gentilles œuvres à consommer. Elle souhaite aller à la rencontre, des autres, et, de fait, de soi. Elle entreprend, consciemment ou pas peu importe, un courageux sinon vertigineux travail d'anamnèse, c'est-à-dire d'exploration de son histoire, personnelle et collective. Quand les sons qui entourent Dalila Belaza se durcissent dans un brouhaha durable, il est possible de penser à l'histoire de l'Algérie. Aux dégâts de la colonisation par la France, de 1830 aux accords d'Evian signés en 1962, qui passa par les déplacements forcés de population et la répression. Et aussi à ce qui survint après. En surface, les danses d'Aveyron sont données à voir, pleines de rebonds et de vie. En profondeur, des questionnements travaillent l'histoire commune des deux pays. Un passé qui ne passe pas. Mais pas de pathos. Pas d'accusations(s). Simplement une sismographie. Des corps vivants, pour une très belle œuvre, accessible, qui mérite d'être vue par le plus grand nombre.
La danse contemporaine s'est intéressée récemment à la danse folklorique. Dans deux démarches distinctes. La première approche déconstruit. Déconstruire n'est pas détruire, mais aimer, observer, accepter certaines choses et refuser d'autres, puis reconstruire différemment. Ainsi l'espagnol Israel Galván, fou de flamenco ; l'italien Alessandro Sciarroni avec FOLK-S will you still love me tomorrow ? qui explore le Schuhplattler, une danse bavaroise et tyrolienne typique dont le nom (battre la chaussure) vient du fait qu’elle consiste, littéralement, à taper ses chaussures et ses jambes avec ses mains ; l'autrichien Simon Mayer avec son solo SunBengSitting, « une pièce à cheval entre le yodel [une technique de chant], la danse folklorique et la danse contemporaine », et son trio Sons of Sissy, avec les danses et les chants de son village natal du nord du pays. Toutes ces œuvres sont excellentes. L'autre approche prend le matériel chorégraphique tel qu'il est sans le déplacer, tel le collectif (La)Horde avec Marry Me in Bassiani avec l'ensemble Iveroni, en Géorgie. Du bon travail. On peut aussi faire état du remarquable Dialogue avec Shams, du français Mathieu Hocquemiller, avec une derviche tourneur qui vit en France, d'origine iranienne. Bref, le passé n'est pas nécessairement dépassé.
Fabien Rivière
Théâtre de la Ville - Théâtre des Abbesses, Paris, Danse élargie 21, 20 et 21 septembre 2021. En savoir +
À VENIR Au cœur - le film.
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