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Calixto Neto dans IL FAUX, Photo Benjamin Boar |
Ils étaient programmés le même soir, mais pas dans le même lieu, lors de La Bâtie - Festival de Genève (Suisse). On découvre qu'ils partagent un même courage, assez rare, de s'affronter au réel, explicitement.
D'abord le brésilien installé en France depuis dix ans Calixto Neto avec un solo qu'il interprète, IL FAUX, sous-titré Pièce de danse pour un corps dépossédé, au Théâtre Pitoëff, situé au premier étage d'une solide bâtisse inaugurée en 1909, à la façade en briques, à l'intérieur doux et coloré notamment par une très belle fresque dans l'escalier qui mène au lieu de la représentation (cf. ci-dessous), et un élégant dallage. Une femme explique que l'espace est trop petit pour le projet et que le chorégraphe a dû s'adapter. Il est déjà là quand nous entrons, nous observant tranquillement et silencieusement. Derrière lui, deux très grandes feuilles de papier kraft soutenus au tiers de la hauteur par des filins pour l'une, des cordes pour l'autre.
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Photo Fabien Rivière |
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Fragment de la fresque, Théâtre Pitoëff, Photo Fabien Rivière |
Assis en tailleur face au public, il prend la parole dans un excellent français. Il tient à nous parler, rappelant l'étymologie du mot kraft, mot allemand qui signifie force, en raison de la résistance du papier produit, mais au Brésil suggère plutôt l'idée de couleur, qui oppose le blanc considéré comme plus légitime que le noir.
Dans un texte publié dans le programme, le chorégraphe expose son ambitieux projet, citant l’écrivain étasunien noir Ta-Nehesi Coates qui s'inquiète de la condition de l'homme noir aux États-Unis, c'est-à-dire qui risque à tout moment d'être abattu par la police. L'exposition de la problématique dure 20 minutes ce qui est un peu long. Fallait-il se limiter à cinq minutes ?
Il élabore sous nos yeux avec le papier kraft une marionnette magnifique à laquelle il donne vie, d'une vitalité éclatante et réjouissante. À l'issue de dix minutes il l'assassine sauvagement. Ce n'est que quelques heures plus tard que je réalise qu'il s'agit peut-être d'une métaphore de l'homme noir dans nos sociétés.
Enfin, dans la demie-heure restante, il danse un solo, que l'on suit un temps avec intérêt puis que l'on perd un peu en route. S'il cherche dit-il les forces qui sont à l'origine des meurtres des corps noirs, quelle-s réponse-s propose-t-il ? Poser des questions, c'est déjà beaucoup, certes. Les questions sont passionnantes, mais pour quelle-s réponse-s et, surtout, pour quelle-s incarnation-s ? Cela exige-t-il de mobiliser les sciences humaines, aussi ?
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L'Œil nu, de Maud Blandel, Photos Pascal Gely |
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On découvre la nouvelle création de la suisse Maud Blandel, L'Œil nu, au Pavillon ADC, soit Association pour la danse contemporaine Genève, inauguré en mars 2021, bâtiment tout en bois, projet qui a réussi à aboutir à l'issue de 23 ans de luttes.
L'espace, vide et noir, suggère un entrepôt fonctionnel où se retrouveraient six jeunes, cinq jeunes femmes et un jeune homme. Debout face à nous en train de jouer à la pétanque avec... des boules en mousse. La question des différentes modalités de l'être ensemble se pose déjà, qui ne va cesser de travailler la proposition. Passé ce court préambule, ils se dispersent dans l'espace mais restent constamment connectés les uns aux autres. Dans un premier temps visages et attitudes glaciales, puis dans un second détendus et disponibles.
En fond de plateau est disposé un élégant et sobre lecteur de bande magnétique métallique et noir Revox, comme maître du temps, qui diffuse la remarquable bande-son élaborée par Maud Blandel, Denis Rollet et Flavio Virzì. Ainsi, un saisissant rap américain qui pulse puissamment comme un cœur qui bat, renverse tout, accompagne un drame qu'il ne faut pas dévoiler. Tragédie privée qui submerge l'espace, implosion - explosion, contrebalancée par d'intenses et sympathiques battles un contre un.
C'est une longue marche dans la nuit, au propre comme au figuré, traversée des fulgurances de la vie, dont on sort bouleversé et réjoui.
Fabien Rivière
PS. Par ailleurs, on ne peut que saluer l'initiative consistant à proposer trois pièces lors de trois soirées distinctes d'un des chorégraphes les plus importants de sa génération, le libanais Ali Chahrour, qui vit toujours à Beyrouth, avec le fort bon Du temps où ma mère racontait (ICI), le magnifique The Love Behind My Eyes (ICI, notre article Puissance du mystère chez Ali Chahrour), et la dernière création, Iza Hawa (ICI). Après un triptyque consacré à l'islam, le chorégraphe a élaboré un second triptyque sur l'amour, constitué de Night (2019), Du temps où ma mère racontait (2020), et The Love Behind My Eyes (2020). Ali Chahrour précise qu'Iza Hawa « est la quatrième pièce de ce qui devait initialement être une trilogie [sur l'amour]. Je devais entamer une nouvelle trilogie sur la peur cette année, mais nous l’avons reportée pour des raisons politiques, parce qu’il s’agit d’un sujet sensible. Nous travaillerons sur le premier chapitre en 2024. »
Avec Karine Dahouindji, Maya Masse, Tilouna Morel, Ana Teresa Pereira, Romane Peytavin et Simon Ramseier.
TOURNÉE Maud Blandel
ICI (Pantin, Angers, Marseille ; autres dates à venir)