Liberté Cathédrale, de Boris Charmatz, au Théâtre du Châtelet, Photo Fabien Rivière |
La grande salle à l'italienne du théâtre du Châtelet avec ses sièges rouges vifs et ses ors, est méconnaissable, impressionnante, qui accueille Liberté Cathédrale, de Boris Chamatz. Le plateau a été avancé très profondément, jusqu'au balcon. La plus grande partie du public est assise sur des chaises en plastique noir tout autour de l'espace de jeu. Le tout suggère une très vieille salle des fêtes tout en bois, patinée par le temps, profonde, immense, ou un vieil entrepôt.
Les interprètes pénètrent d'un coup, comme un verre d'eau qui se renverserait et se déverserait brutalement. Ils-elles sont 26, habillé-e-s plutôt élégamment dans des noirs sobres et déstructurés. Ils portent des baskets. Certain-e-s sont aussi un peu déshabillés : des mollets, cuisses, épaules et torses sont nus. Ils marchent à vive allure, stoppent un temps puis reprennent, et ainsi de suite. Ils évoluent plus ou moins en groupe, comme un choeur. Ils chantent un air très simple et répétitif, la-la-la-la, fort bien. Ils-elles suggèrent la ferveur, l'espoir, la vie. Mais on peut se demander si ce n'est pas un sursaut bravache, avant qu'ils ne soient abattus, comme des chiens. Est-on aujourd'hui, hier ou demain ? On ne sait pas exactement. Liberté ? On comprend. Cathédrale ? Liberté Cathédrale ? On ne sait pas trop. Sans doute dans le programme de salle le chorégraphe explicite-t-il le titre. Mais il est possible de ne rien y voir de religieux, ce qui n'est pas bien grave au demeurant. Car il s'agit plutôt d'une grande pièce agnostique, ou athée. D'un côté, c'est bien sûr la liberté du créateur de se poser des questions religieuses, mais de l'autre on peut se dire que la réponse ne peut pas de toute façon venir de ce côté-ci. La cathédrale comme bâtiment historique (et sprirituel). La danse a la capacité à entrer en dialogue avec l'Histoire. On peut songer, comme en écho, à la grande exposition consacrée au plasticien américain David Wojnarowicz, History Keeps Me Awake at Night, en français L'Histoire m'empêche de dormir la nuit, ou L'Histoire me tient éveillé la nuit, présentée successivement au Whitney Museum of American Art, New York, au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, Madrid, et au Musée d'Art Moderne Grand-Duc Jean (Mudam), Luxembourg.
Quoiqu'il en soit, c'est la puissance du souffle de la vie et incidemment de la mort, que l'on reçoit en pleine face, en plein corps. Le chorégraphe indiquait, quelques jours plus tôt à Paris lors de la conférence de presse du Festival d'Avignon devant des professionnels, son âge, 51 ans. Mais ce soir, c'est la vitalité d'un jeune homme, d'un jeune adulte qui s'exprime. Après avoir dirigé le Musée de la Danse - Centre chorégraphique national de Rennes pendant 10 ans (2009 - 2019), puis le Tanztheater Wuppertal Pina Bausch depuis 2 ans, lourde structure, c'est assez remarquable, quand on sait que la plupart de celles et de ceux qui ont été à la tête de ces institutions en sont sortis durablement exsangues (à l'exception de Maguy Marin, Bernardo Montet et Dominique Bagouet).
Le chorégraphe semble sorti d'un cycle où les corps (et les âmes) étaient perturbés, traversés de tensions, d'agitations non contrôlées, de spasmes, de rictus, perdus en eux-mêmes, incapables de véritables échanges les uns avec les autres. Qui portait de fait un regard politique assez sombre sinon désespéré sur la société, où aucune mobilisation collective n'est ainsi possible. A contrario, ce soir, comme me le confiait une personnalité de la danse, la pièce est « organique ». Pas (plus ?) de psychologie, mais une mobilisation des forces. Le travail a retrouvé une fluidité, une puissance d'agir pour parler comme Deleuze, qui secoue sérieusement et durablement, et bouleverse. Mais, à vrai dire, il n'envisage (toujours) pas un aboutissement politique, présent, concret, réaliste, réalisable. Mais pas d'abattement ou de cynisme à la mode, pour autant. Il a bien conscience cependant des menaces qui planent, comme ces corps allongés, soudain, qui viennent d'être abattus ?
On se dit aussi que la pièce devrait être montrée (gratuitement) aux Ukrainiens, et plus largement aux peuples d'Europe centrale ; grace à une aide spécifique de l'Union européenne, car c'est une grande pièce européenne, sinon mondiale. Pièce qui renvoie incidemment à l'état de grande faiblesse des forces progressistes incapables de convaincre et de remporter les élections, ni de contrer la montée du fascisme et donc de la répression féroce qui l'accompagne, en Europe, et ailleurs.
Fabien Rivière
Liberté Cathédrale, de Boris Charmatz - Tanztheater Wuppertal Pina Bausch + Terrain, Théâtre de la Ville au Théâtre du Châtelet (Paris), du 7 au 18 avril 2024. Vue le 7 avril. En savoir +
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