« (...) un livre doit être la hache pour la mer gelée en nous » écrit Franz Kafka, alors âgé de 20 ans, à son ami Oskar Pollak, historien d'art tchèque, en janvier 1904. Cette remarque qualifie parfaitement le solo de cinquante minutes que signe et interprète Tiran Willemse, blackmilk, sud-africain qui vit à Zurich (Suisse) et Berlin (Allemagne), un soir glacial de fin novembre 2024 à l'Atelier de Paris, dont on sort singulièrement secoué pour ne pas dire bouleversé. On peut citer cette autre réflexion de l'écrivain : « Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? »
Le « nous » concerne aussi bien l'artiste que le spectateur, la danse contemporaine devant réussir à échapper au statut de gentil ou inoffensif divertissement, produit que l'on consomme sans que cela change grand chose à notre perception des choses, ni à notre vie. Routine et paresse, en quelque sorte.
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Sans doute, dans le feuille de salle, le chorégraphe explicite-t-il la démarche qui est la sienne. Faut-il en parler ici, un peu, beaucoup, à la folie, pas du tout ? On préfère l'option "pas du tout." C'est qu'il nous semble qu'il s'agit d'abord de l'auto-portrait d'un homme, une espèce de road movie solitaire, qui traverse différents paysages, intérieurs et extérieurs, paysages mentaux déroutants, courageux, vertigineux, de jour et de nuit : « L'art est, comme la prière, une main tendue dans l'obscurité, qui veut saisir une part de grâce pour se muer en une main qui donne » écrit aussi Kafka. Obscurité est un mot proche d'humanité.
Tiran Willemse est un exceptionnel danseur, solide, souple, concentré, précis. Il accueille le public dans la pénombre, de dos, pieds nus, portant un jogging et sweat noirs à capuche rabattue sur la tête, le visage dissimulé un certain temps. On songe au solo de dos de Trisha Brown (1936-2017), If You Couldn't See Me, vu lors du festival Montpellier Danse le siècle précédent, en plein air.
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Il va finir par enlever son sweat, puis son t-shirt, comme des peaux qu'on abandonne. Il nous fait face, dans un sourire certes, mais qui suggère exactement le contraire. Dans un cadre toujours très rigoureux qui évite la facilité et le pathos. Il semble perdre alors le contrôle, un homme est-il en train de perdre pied devant nous et devenir fou ? Dérèglements impressionnants. Secousses. Mais la vie demeure plus forte, en tout cas pour le moment. La beauté de la vie.
À la fin du spectacle, quand l'obscurité se fait, les applaudissements débutent. Comme si de rien n'était, notre homme se dirige vers le mur du fond de la scène, enfile la chaussure qui lui manque, puis se dirige vers nous sur la pointe des pieds, lentement, comme s'il portait un kimono, dans une tenue et élégance toute japonaise. Vif, à l'affût, il observe le public tranquillement, il n'est pas dupe, mais rayonne dans un extraordinaire sourire.
Fabien Rivière
blackmilk, de Tiran Willemse, Atelier de Paris ICI, La Cartoucherie, Centre Culturel Suisse On Tour ICI, 27 et 28 novembre 2024.
— Tiran Willemse : « Je viens d'une famille noire sud-africaine de la classe ouvrière, aux ressources très limitées. J'ai toujours pu compter sur mon corps. Je me souviens que lorsque j'étais jeune, j'ai toujours voulu jouer d'un instrument, mais ma famille n'avait pas d'argent pour m'en acheter ou m'en procurer un. J'ai simplement commencé à danser, parce que c'est la seule chose pour laquelle je n'avais besoin de rien d'autre que de moi-même. » (source : PW-Magazine, ICI)
(« I come from a black working-class South African family with very limited resources. My body was always what I could count on. I remember when I was young I always wanted to play an instrument, but my family had no money to buy or get me one. I just started dancing, because it’s the only thing I didn’t need anything else but myself for. »)
— La proposition s'inscrit dans le Swiss Dance Week Paris, organisé, du 21 au 28 novembre 2024, par des théâtres en coopération avec le Centre Culturel Suisse (CCS) hors les murs puisqu'il est en travaux, renommé Centre Culturel Suisse On Tour. La manifestation bénéficie du soutien de Pro Helvetia - Fondation suisse pour la culture.
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