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La scène est vide et suggère un terrain vague qui va demeurer constamment plongé dans une nuit profonde, éclairée à minima et brutalement. En ouverture, à droite, un homme seul danse, devant, à gauche, un groupe de 19 personnes debout face à lui, qui l'observent, immobiles. Pendant la première moitié de la pièce d'un peu moins d'une heure, 58 minutes pour être précis, un individu va se détacher successivement du groupe ou plutôt de la foule, et se mouvoir devant les autres, qui regardent sans intervenir, dans différents points de l'espace. Dans la seconde partie, on pourra observer des sous-ensembles où les individus dansent dans des regroupements provisoires. La distribution est métissée, ce qui est banal en danse hip-hop, et n'arrive jamais en danse contemporaine. Mais justement, s'agit-il de danse hip-hop ou de danse contemporaine ? Ou les deux ?
Nous sommes dans la grande salle historique qui vient de réouvrir après 7 ans de travaux, du Théâtre de la Ville - Paris. Il s'agit de Témoin, la nouvelle création de Saïdo Lehlouh, co-directeur du Collectif Fair-e - Centre chorégraphique national de Rennes et de Bretagne. Il est artiste associé au Théâtre de la Ville - Paris et au Cratère, scène nationale d'Alès.
Le chorégraphe explique dans la feuille de salle qu'il s'agit d'« une pièce pour et avec une réunion d'artistes autodidactes d'esthétiques diverses, engagés dans des démarches authentiques. » Leurs âges sont précisés : « de 19 à 48 ans (...) ». Il s'intéresse à « leurs façons de penser, leurs esthétiques et le vocabulaire personnel de leurs danses, à savoir break, top-rock, waacking, voguing, hip hop freestyle, krump, électro ou autres. »
La feuille de salle ne permet pas cependant de nommer les uns et les autres. Comment s'appellent ce jeune homme et cette jeune femme par exemple ? Une photo, un nom et un prénom et une biographie détaillée pour chacun s'imposent. Et il s'agit plutôt d'extraits de danses, qui ne permet pas de faire vraiment connaissance, même si le tout manifeste une maturation certaine du travail.
Nommons les interprètes, de façon plus claire :
« Avec 20 danseur·ses
Ndoho Ange,
Mehdi Baki,
Audric Chauvin,
Marina de Remedios,
Jerson Diasonama,
Johanna Faye,
Evan Greenaway,
Théodora Guermonprez,
Linda Hayford,
Karim Khouader aka Karim KH,
Odile Lacides,
Timotkn,
Mattéo Raoelison aka Rao,
Mathieu Rassin aka Thieu,
Émilie Spencer aka Wounded,
Raphaël Stora,
Clarisse Tognella,
Lorenzo «Sweet» Vayssière
& en alternance
Ilyess Benali aka Pocket,
Sofiane « Double So » El Boukhari,
Chris Fargeot,
Aliashka Hilsum,
Timothée Lejolivet aka Timo,
Yonas Perou aka Cosmos,
Mulunesh aka Wrestler X »
La musique industrielle est omniprésente. Assumer un peu de silence parfois aurait été bienvenu.
Le proposition entend affirmer avec force, à juste titre, l'existence, la puissance, la créativité et la légitimité de ces danses hip-hop maintenues à la marge. Mais si c'est un unique chorégraphe qui risque de ramasser la mise, son nom est en énorme sur la première page de la feuille de salle (cf. photo ci-dessus), les noms des interprètes en minuscule à l'intérieur, il n'en demeure pas moins que les forces vives de la créativité en danse hip-hop sont bien les interprètes dans le cadre du studio où ils expérimentent seuls leurs gestes, et des fameux battles, bien plus que du côté des chorégraphes dans les théâtres où ils présentent des spectacles. De ce point de vue, on peut parler de politique ce soir : nous sommes là, et nous sommes à notre place (au centre du pouvoir, peut-on ajouter).
Mais, à contrario, il n'y aura aucun projet de mobilisation collective de nature politique, en un autre sens. En ces temps de menaces multiples, cela peut étonner. Même les rares duos n'aboutissent pas. On peut toujours affirmer que c'est un constat de l'état de dépolitisation de la société. Mais les gilets jaunes et les manifestations contre la réforme des retraites demeurent dans les esprits, sans même parler des luttes présentes des agriculteurs. Travailler à une politisation pourrait être un but. Mais, remarquerait le sociologue français Pierre Bourdieu, il l'a fait dans le documentaire de Pierre Carles La sociologie est un sport de combat (ICI, bande-annonce), il faudrait se mettre à la tâche, travailler, mobiliser les savoirs constitués par les sciences sociales et humaines. Mais les milieux culturels les considèrent au mieux avec condescendance, au pire avec mépris. À la fin de la représentation, le public applaudit. Tout va bien.
La logique du projet implique une suite. À l'équipe de la réfléchir. Mais d'ores et déjà il serait souhaitable de reconnaître enfin la valeur artistique du battle en en programmant un chaque année dans les salles de spectacles traditionnelles. Et pourquoi pas réaliser un livre, donnant la place nécessaire à la parole des quarante artistes, puisqu'il y a deux distributions, à travers par exemple autant d'interviews.
Fabien Rivière
Saïdo Lehlouh, Témoin, Théâtre de la Ville (Paris), du 24 au 27 février 2024. En savoir +