lundi 24 mars 2025

Aina Alegre célèbre Carmen Amaya (« FUGACES »)

FUGACES, d'Aina Alegre, Photo Martin Argyroglo 
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La danse contemporaine s'est intéressée récemment aux danses populaires. Dans deux démarches distinctes. 

La première approche déconstruit. Déconstruire n'est pas détruire, mais aimer, observer, accepter certaines choses et refuser d'autres, puis reconstruire différemment. Ainsi l'Espagnol Israel Galván, fou de flamenco ; l'Italien Alessandro Sciarroni avec FOLK-S will you still love me tomorrow ? qui explore le Schuhplattler, une danse typique de Haute-Bavière dans le sud de l'Allemagne dont la capitale est Munich, et du Tyrol à l'ouest de l'Autriche, dont le nom (battre la chaussure) vient du fait qu’elle consiste, littéralement, à taper ses chaussures et ses jambes avec ses mains de façon rythmique ; l'Autrichien Simon Mayer avec son solo SunBengSitting, « une pièce à cheval entre le yodel [une technique de chant], la danse folklorique et la danse contemporaine », et son trio Sons of Sissy, avec les danses et les chants de son village natal du nord du pays. La Française Dalila Belaza a travaillé avec le collectif Lous Castelous de Senergues. C'est une association fondée en 1982, qui vise à « sauvegarder et maintenir les traditions locales, notamment les danses et les chants ». Elle est basée dans le village de Senergues, 421 habitants selon le recensement de 2018 (le pic a été atteint en 1881 avec 1671 administré-e-s), dans le département de l'Aveyron, à 30 km au nord de Rodez. Lous Castelous signifie en occitan "Les Châtelains". Toutes ces œuvres sont excellentes.

L'autre approche prend le matériel chorégraphique tel qu'il est sans le déplacer, tel le collectif (La)Horde avec Marry Me in Bassiani avec l'ensemble Iveroni, en Géorgie. Du bon travail. 

On peut aussi faire état du remarquable Dialogue avec Shams, du Français Mathieu Hocquemiller, avec une derviche tourneur qui vit en France, d'origine iranienne. 

FUGACES, d'Aina Alegre, Photo Martin Argyroglo
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Avec sa nouvelle création, FUGACES, Aina Alegre manifeste son intérêt, sinon sa passion, pour la danseuse de flamenco espagnole Carmen Amaya (1918 - 1963). Elle explique dans la feuille de salle : « (...) on va se laisser traverser par ce fantôme, par cette revenante, par cette figure. » Elle évite les pièges à la fois du tourisme illustratif et la dévotion du mausolée. Elle a travaillé sur des archives (cf. liste ci-dessous) sans pour autant se laisser étouffer ou neutraliser par elles. Si elle affirme « (...) en aucun cas [nous] n'essayons de reproduire sa danse », certaines positions corporelles sont reprises, comme point de départ, mais réinvesties, déplacées, repensées, retravaillées. Elle déconstruit, au sens où si elle mobilise un vocabulaire "daté", il s'agit bien, pour paraphraser William Forsythe avec le vocabulaire classique chez lui, d'écrire des histoires d'aujourd'hui.

Tout débute dans les ténèbres, dans un décor épuré à dominante blanche, d'où émergent les silhouettes des 7 interprètes. Magnifiques costumes noirs signés de la chorégraphe et Andrea Otin. Puissant espace sonore et musical de Vanessa Court, avec une interprète, Maria Cofan, qui joue du trombone de façon magnifique.  

Au sortir du spectacle, un danseur et pédagogue catalan installé en France, nous a fait part de son émotion. À la fin des années 60 et durant les années 70, enfant puis adolescent, il a subi la répression du gouvernement franquiste qui réprimait, par exemple, qui parlait catalan dans la rue. Façon de mêler histoire personnelle, histoire de l'art et histoire politique. Or, Carmen Amaya, gitane née à Barcelone, en Catalogne, fait partie d'une autre minorité opprimée. Elle s'éloigne une dizaine d'années du pays. Ainsi, comment s'articule danse et politique, hier, et aujourd'hui ? 

Un rappel historique n'est pas inutile : « En 1937, pour fuir la guerre civile espagnole, Amaya quitte le pays avec sa troupe pour aller au Portugal, puis en Argentine, où elle obtient un grand succès. Pendant 3 ans, elle se produit dans de nombreux pays d'Amérique Latine, avant de débuter aux États-Unis en 1941. Dans ce pays, elle se produit dans les théâtres les plus importants, et notamment au Carnegie Hall. Elle intervient dans plusieurs films. Le succès obtenu lui vaudra même d'être invitée à la Maison-Blanche pour danser devant le président Roosevelt. Amaya rentre en Espagne en 1947, et enchaîne les tournées nationales et internationales à travers l'Europe, l'Amérique et l'Asie. (...) Atteinte d'une maladie rénale, en 1963 elle tourne dans le film Los tarantos, malgré son état. Elle arrête la danse et part se reposer à Begur, petit village de la côte catalane, où elle décèdera quelques mois plus tard des suites de sa maladie [à 45  ans]. » (1) 

Le Monde écrit alors : « Gitane, avec tout ce que ce mot, compris des seuls Espagnols, comporte d'incantatoire, de charlatan, de fatal, de carnassier, de délirant, Carmen Amaya l'était à cent pour cent. (...)  la première Espagnole osant danser en pantalon collant de caballero. Techniquement, tout était anarchique dans son art, qui passait du trépignement à l'épilepsie, les doigts griffant le vide et la rose hors des cheveux ; mais elle seule pouvait le faire. » (Olivier Merlin, 20 novembre 1963)

Ce soir, plus que des « claquements de talon mitraillant n'importe quel sol »pour reprendre l'expression du même article, ce sont les déplacements dans l'espace qui frappent, comme un groupe de biches traversant une forêt. Ou comme un rituel secret, mais sans sacrifice. Pas de sang versé. On est surtout saisi par la puissance de la pulsion vitale, malgré la nuit.
Fabien Rivière 
(1) source : Wikipédia 

FUGACES, d'Aina Alegre - Centre chorégraphique national (CCN) de Grenoble et STUDIO FICTIF, vu à la Maison des Arts de Créteil (94), dans le cadre de la Biennale de danse du Val-de-Marne (notre présentation), du 20 au 22 mars 2025. en savoir +  —  en savoir + 

TOURNÉE FUGACES
25 MARS 2025 - Théâtre de Corbeil-Essonnes (dans le cadre de la Biennale de danse du Val-de-Marne - La Briqueterie - CDCN)  En savoir + 
23, 24 AVRIL 2025 - Festival Dias da Dança - Porto En savoir + 
19, 20 SEPTEMBRE 2025 - Biennale de la danse de Lyon, France

ON PEUT LIRE : 
— Article : Original Gypsy Dances - [de] Jack Kemp, 1941, avec Carmen Amaya, de Christian Lacroix, pp. 62-65, dans CINÉDANSE - 50 films culte (cf. notre Livre - L'amoureux « Cinédanse - 50 films culte »)   [FILM à voir ICI]
— Article : Rétrospective Carmen Amaya à Madrid, 2013, par Nicolas Villodre. ICI

— Références et bibliographie de FUGACES  [données par la compagnie] :
Carmen Amaya, Montse Madridejos et David Pérez Merinero, Editions Bellaterra - 2013.
Carmen Amaya o la danza del fuego, Mario Bois, Editions Espasa Calpe - 1994. Aina Alegre s'est particulièrement appuyée sur le recueil de critiques qu'on retrouve dans l'ouvrage de Mario Bois autour du spectacle Embrujo Español en tournée en 1948 à Paris, au Théâtre des Champs Élysées. Carmen Amaya y met en scène et interprète notamment sa version du Boléro de Ravel.  
- Archives sonores extraites du titre El Ritmo de Carmen Amaya (Buleria) par Carmen Amaya & Sabicas, album Queen of the Gypsies.
- D'autres extraits d'archives sonores et vidéos trouvées sur Internet mais que nous ne pouvons pas citer car les sources sont difficilement identifiables.
Couverture du livre Carmen Amaya, de Montse Madridejos et David Pérez Merinero

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